Grand témoin

« Le récit demeure la meilleure technique de persuasion pour les marques ! »

Frank Rose, auteur, anthropologue digital et professeur à l’Université Columbia de New York

 

C’est l’un des mots à la mode ces dernières années : le storytelling. L’art de romancer les évènements et de raconter des histoires serait-il toujours d’actualité à l’heure de la multiplication des données ? Serait-il même en passe de supplanter la démonstration analytique ? Comment les organisations peuvent-elles capitaliser sur le storytelling ?

 

Pour comprendre la force du récit et le pouvoir de la narration, nous avons interrogé l’américain spécialiste du sujet Frank Rose. Écrivain et professeur à l’Université de Columbia, il vient de publier “The Sea We Swim In: How Stories Work in a Data-Driven World” et nous apporte son éclairage sur ce sujet passionnant.

Le fait de raconter des histoires serait-il aujourd’hui plus efficace que l’analyse ou l’argumentation ? Le storytelling est-il la nouvelle arme de persuasion pour les individus et les marques ?

Absolument. Et les neurosciences l’ont démontré. Lorsque nous écoutons une histoire, que ce soit un film, un livre ou le récit d’un ami, nous avons tendance à nous projeter dans la situation décrite. C’est ainsi que nos cerveaux fonctionnent. Nos esprits sont naturellement enclins à s’imaginer à la place du protagoniste. Alors que lorsque nous sommes face à une argumentation, nous nous positionnons plus facilement dans une attitude de scepticisme par rapport aux informations que nous recevons. Les histoires nous désarment et sont donc plus persuasives que les argumentaires purs. Ce n’est pas pour rien que le storytelling est largement utilisé en marketing. Aujourd’hui, nous avons accès à de multiples informations. Nous pouvons facilement aller sur internet pour comparer des produits. Il ne suffit plus de présenter les avantages d’un produit dans une publicité. Pour convaincre, il faut apporter quelque chose en plus, toucher aux émotions, permettre l’identification, l’activation des souvenirs. Nous avons tous en tête cette publicité de Volkswagen avec un enfant déguisé en Dark Vador qui tente d’utiliser la force pour agir sur des éléments de son quotidien (animal de compagnie, poupée, vélo elliptique…), sans succès. Ce n’est que lorsque son père active à distance les phares de sa voiture qu’il a l’impression, stupéfait, d’avoir réussi à contrôler le véhicule. Par son côté attendrissant et universel, cette publicité nous reste en tête. C’est une réussite marketing, grâce au storytelling.

 

Dans votre dernier livre, vous mettez en avant le pouvoir de la narration. Comment l’étude des récits se positionne-t-elle aujourd’hui par rapport aux démonstrations scientifiques, dites logiques ?

Tout d’abord, il faut à mon sens cesser d’opposer le mode de pensée narratif du mode de pensée logique. Pendant longtemps, ce dernier a été le seul à être valorisé dans les milieux scientifiques. C’est le psychologue américain Jerome Bruner qui, dans les années 80, a mis en évidence que les sciences du récit étaient tout aussi valables et valorisables que les sciences logiques. Les histoires et donc le storytelling sont en effet à la base de notre façon de voir le monde. En tant qu’êtres humains, nous sommes des conteurs nés. Les histoires sont donc tout autant importantes que les démonstrations scientifiques. C’est cela que je souhaite souligner lorsque je parle de narration et de pensée narrative. Alors qu’ils ont longtemps considéré que l’étude des récits n’avait rien de scientifique, nombreux sont aujourd’hui les psychologues, sociologues et neuroscientifiques, qui la prennent de plus en plus en compte. Il s’agit ici de comprendre comment la science du récit et le storytelling font parties intégrantes de nos vies, comment ils sont traités par le cerveau, comment ils sont une représentation tangible du monde dans lequel nous vivons.

 

Inspiré d’une citation du psychologue Jerome Bruner, le titre de votre livre “The Sea We Swim In: How Stories Work in a Data-Driven World” est révélateur. Dans quelle mer et dans quel environnement évoluons-nous aujourd’hui ?

A l’image du poisson qui sera, selon Jerome Bruner, le dernier à découvrir l’eau, le titre de mon ouvrage renvoie à l’idée d’ubiquité. Ce qui nous entoure est parfois précisément ce que nous ne percevons pas. Nous vivons aujourd’hui dans un monde fait d’histoires, et de données ! Nous aimons nous considérer comme des êtres rationnels, mais force est de constater que c’est rarement le cas. Les données nous racontent aussi des histoires. Il est possible de construire du storytelling à base de graphiques ou de statistiques… Nous sommes définitivement dans un océan de récits.

 

Les technologies numériques sont-elles en train de faire évoluer notre façon de raconter des histoires, de les recevoir et d’y réagir ?

Avec l’avènement du digital, notre rapport aux histoires a considérablement changé. Au 20ème siècle, nous étions des consommateurs de récits (à la télévision, au cinéma…). Le monde était séparé entre les conteurs (producteurs, scénaristes, auteurs…) et les autres. Le digital a multiplié la remontée d’avis et de retours d’expérience. Nous sommes tous devenus « storytellers ». C’est particulièrement flagrant sur des plateformes comme TikTok ou Instagram. Les utilisateurs racontent des histoires, se mettent en scène… Ils ont parfois une audience aussi importante que celle des marques et des professionnels du storytelling.

 

Comment les marques peuvent-elles être visibles dans cette masse de récits ?

Les spécialistes du marketing ont longtemps cru qu’ils pouvaient contrôler l’image d’une marque. C’est faux, et le digital n’a fait que le mettre en évidence. Tout le monde peut donner son avis sur une marque, et ce publiquement. Ce qui est important pour les organisations, c’est qu’elles participent à la conversation, qu’elles valorisent leurs actions en faveur de l’intérêt général et qu’elles soient en cohérence avec les attentes et centres d’attentions de leur cible.

Nous voyons apparaître de nouveaux modes de narration sur le digital : des vidéos très condensées et incarnées sur TikTok ou Snapchat, des interfaces immersives que mettent en place certains grands médias comme le New York Times, des applications liées à la réalité virtuelle, la réalité augmentée et bientôt le métaverse. Dans ce contexte, quel avenir voyez-vous pour le storytelling ? Cela va-t-il changer la façon dont nous racontons les histoires ? Quel conseil donneriez-vous aux marques pour évoluer dans ce nouvel environnement ?

A chaque fois qu’un nouveau média a vu le jour, la façon de construire les récits a dû s’adapter. Il faut pour cela le temps de comprendre le média, d’appréhender son potentiel, de lui créer une grammaire adaptée… Aux origines du cinéma, les films n’avaient pas l’architecture que nous connaissons aujourd’hui avec leurs intrigues ou leurs stars. Tout cela a nécessité du temps pour que les histoires s’adaptent au format (et inversement). C’est cela que nous vivons actuellement avec le digital, la réalité virtuelle, et bientôt le métaverse. Il faut se laisser le temps d’inventer un storytelling pertinent et efficace.

Les marques doivent garder en tête que les récits sont essentiels. Ils doivent suivre une architecture définie : situation initiale, évènement, conflit, prise en considération de la nouvelle situation, résolution. Ce sont les bases du storytelling depuis Aristote et la Grèce Antique. Elles sont toujours valables aujourd’hui. Les marques doivent en outre s’interroger sur qui elles sont, qui est leur audience et ce qui lui tient à cœur, et pourquoi elles racontent telle ou telle histoire. Tous les bons récits répondent à ces quelques prérogatives. Ensuite, ce sont les émotions humaines qui font le reste !

 

Frank Rose a été journaliste et auteur. Son expérience l’a amené à traiter de sujets combinant médias et technologies. C’est ainsi qu’il a identifié que le storytelling était en train d’évoluer en réponse aux innovations IT. Son livre « The Art of Immersion » est le fruit de cette réflexion. Frank Rose a développé un cursus autour du storytelling stratégique à l’Université de Columbia. Son dernier livre “The Sea We Swim In: How Stories Work in a Data-Driven World” vient approfondir son analyse et apporte aux acteurs du marketing des clefs de compréhension du storytelling contemporain.

“The Sea We Swim In: How Stories Work in a Data-Driven World”
Frank Rose – 2021