Grand témoin

« Les marques doivent accepter de ne plus être en contrôle total ! »

Propagation des messages, viralité, saturation médiatique et dépendance aux algorithmes : comment les marques doivent-elles aujourd’hui envisager leurs prises de parole ? Sur quels leviers peuvent-elles s’appuyer ? Pour quels résultats ?

Dans son dernier livre, le chercheur et sociologue Dominique Boullier questionne les phénomènes de propagation numérique et leur impact à l’échelle de la société. Qu’en est-il pour les marques ? Réponses dans cette interview aussi riche qu’instructive !

Crédit Céline Bansart

Dans votre dernier ouvrage, vous affirmez que le numérique a fait émerger une nouvelle génération de sciences sociales : celle des propagations. En quoi cela consiste-t-il ? Que cela change-t-il ?

Les processus de propagation existent depuis toujours. En tant qu’espèce sociale, nous sommes sujets en permanence à des effets de voisinage, d’influence horizontale, de proximité… C’est ce que Gabriel Tarde nomme les « lois de l’imitation » à la fin du 19ème siècle. Mon travail vient étendre cette réflexion dans un contexte numérique.

Historiquement, nous disposons de deux principaux dispositifs de quantification : les sondages d’opinion reposant sur la technique statistique d’échantillonnage, et le recensement systématique mis en place par les états. Notre capacité nouvelle à tracer les messages et leur propagation, quel que soit le type de messages (du discours entier aux petits émoticônes, en passant par le mème), constitue un 3ème dispositif de quantification. Les données empiriques issues des plateformes digitales permettent en effet de rendre visibles et de suivre finement les phénomènes d’échange d’information et de circulation de messages, de façon quasiment instantanée.

Admettre que la façon dont circulent les messages joue un rôle dans la vie sociale est important. Cette prise de conscience de ce qui nous influence permet de prendre de la hauteur, et je l’espère, du recul. Néanmoins, tout n’est pas indépendant des dispositifs de traçabilité qui sont aux mains des grandes plateformes. Ces dernières ont tendance à accélérer la viralité des messages. J’aime parler de « réchauffement médiatique », la compétition pour l’attention étant à son paroxysme, et pouvant conduire à une saturation de nos systèmes cognitifs. Ce problème à la base individuel devient collectif. La cause n’est pas forcément les logiques de propagation, mais plutôt la façon dont les plateformes numériques les exacerbent. C’est là toute l’ambivalence du phénomène.

 

 

 

 

 

 

« Les dispositifs de traçabilité numérique permettent de quantifier la société, au même titre que les sondages d’opinion et les recensements. » 

Dominique Boullier

Dans ce contexte, les marques et les entreprises doivent-elles travailler différemment leurs prises de parole pour préserver leur visibilité ?

Par leur conscience marketing et publicitaire, les marques ont toujours été sensibles aux phénomènes de propagation. Dès le milieu des années 50, la théorie de la communication à double étage (two-step flow) mettait en lumière les différents relais d’opinion. Aujourd’hui, nous sommes face à deux phénomènes : la multiplication des relais, et notre capacité à les identifier de plus en plus finement. Sur les réseaux sociaux, on peut désormais savoir quels sont les comptes qui diffusent, ceux qui ont une audience qualifiée par rapport à telle ou telle marque, ceux qui engagent leur communauté… Les stratégies d’influence en sont d’autant plus robustes et cohérentes. Pour les marques, le risque est cependant de se focaliser sur les entités qui propagent, sans prendre en compte une logique de propagation propre à chaque message, indépendante des relais que l’on imagine ou que l’on identifie.

 

« Les marques ne sont plus en contrôle de la vie de leurs propres messages. » 

Stratégiquement, cela signifie que les marques ne sont plus en contrôle de la vie de leurs propres messages. Dès lors qu’un message est lancé, il faut faire en sorte qu’il soit repris et transformé. Les processus de viralité ne sont pas linéaires, mais fonctionnent par dérivation. Il est ainsi essentiel pour une marque de construire plusieurs messages, légèrement différents, pour différentes plateformes et différentes temporalités de diffusion. Parmi toutes ces propositions, certaines vont émerger plus que d’autres. Sans qu’on ne sache vraiment pourquoi !

Pour qu’un message soit visible au milieu des milliers d’autres, il faut donc travailler sur sa dimension sémiotique et lui donner une plasticité qui lui permette de s’adapter. C’est d’ailleurs la base de toute entreprise de propagande numérique : les émetteurs envoient plusieurs variants et surveillent celui qui gagne. Pour les marques, cela oblige à une certaine modestie d’une part, et à une grande créativité d’autre part. Il ne faut pas hésiter à se lancer. Les crises de réputation et les éventuels problèmes d’image font partie du jeu dans le monde de la viralité. Il convient d’accepter de ne plus être en contrôle total, tout en restant dans une posture de réactivité importante.

 

« La dimension sémiotique du message est essentielle. »

Qu’observe-t-on sur la portée des messages ?

Mon objectif avec ce livre est justement de créer un point de vue en cumulant les connaissances de différents domaines : la propagation des fake news, la diffusion des mèmes, mais aussi la propagation des mouvements de foule par exemple, les phénomènes d’imitation massifs en finance… En les croisant, on acquière davantage de compréhension, on est plus capables d’identifier les signaux et d’anticiper ces phénomènes.

L’enseignement premier, c’est que l’on peut difficilement cumuler durée et intensité du message dans l’espace numérique. Plusieurs études réalisées par des chercheurs de Facebook le prouvent : lorsqu’un message a un pic d’attention immédiat très important, il y a peu de chance qu’il se repropage par la suite car son « marché » est déjà saturé. De même, un message avec un succès faible n’aura le plus souvent pas de portée ultérieure. Ce sont les messages à l’intensité intermédiaire qui ont le plus de chance d’être rediffusés, réutilisés, transformés, retraduits… et ainsi d’avoir une durée de vie plus longue. Il ne faut donc surtout pas s’inquiéter si le succès d’un message n’est pas immédiatement massif. Grâce à l’analyse des différentes données, nous pouvons constituer des modèles et savoir à quoi nous attendre : en fonction du type de message, de sa formulation, du domaine… les formes de propagation seront différentes. Cela permet notamment de se détacher de la supposée obligation de réactivité qui devient parfois abusive. Intégrons bien, dans la construction de nos stratégies de communication, qu’un message peut avoir plusieurs vies.

 

« On peut difficilement cumuler durée et intensité du message. »

Quel conseil donneriez-vous aux marques pour les accompagner dans la construction de leurs messages ?

La façon dont on formule les messages va donc orienter leur intensité et leur durée de vie. Si une marque veut un pic d’attention de forte intensité, il lui faut construire un message un peu provocateur. Provoquer, pourquoi pas ? mais il faut vraiment l’assumer et accepter que le message soit repris et transformé par d’autres, sous forme de caricatures, mèmes, ou autres détournements… A l’inverse, dans le cas d’une campagne de répétition, le message doit être certes attractif, mais surtout plus stable, car on ne joue pas sur les mêmes ressorts émotionnels ou sur les mêmes conventions.

Quel que soit le sujet de la campagne, il est important d’avoir plusieurs idées créatives et de les évaluer en fonction des objectifs de la campagne. Cela permet aussi de prévenir certains dégâts. L’exemple des campagnes Benetton en ce sens est parlant : tout le monde se souvient de la stratégie de photos chocs (avec un prêtre et un imam s’embrassant), mais peu l’associent à la marque Benetton.

Le bruit numérique est tel aujourd’hui qu’il n’est pas facile de sortir du lot. Mon conseil pour cela n’est pas d’en rajouter, mais de réfléchir à la valeur ajoutée des messages sur le long terme. Enfin, soyons prudents sur les aspects éthiques : restons toujours cohérents avec les valeurs de la marque, et évitons toute récupération malvenue.

 

« Multiplier les idées créatives permet de choisir la plus adaptée. »

Et sur le plan du management, est-ce que ce phénomène de propagation change la donne ?

Absolument ! C’est très important de prendre conscience de cela. Le management, comme la communication interne, ne peuvent reposer uniquement sur des messages explicites descendants. Il est important qu’il y en ait bien sûr, mais il faut également tenir compte de l’ensemble des signaux non verbaux. La bonne stratégie consiste à exporter les processus d’imitation et de voisinage porteurs pour le groupe : les relations entre les collaborateurs, l’organisation du travail, les modèles de comportement… pour gérer au mieux la dynamique de groupe, y compris de façon horizontale.

En sociologie de l’innovation, la célèbre histoire du post-it est une parfaite illustration d’un processus de propagation. A l’origine, Spencer Silver et Arthur Fry, chimistes de 3M, inventent par hasard une colle au faible pouvoir adhésif, permettant de décoller et recoller un morceau de papier à volonté. Cette propriété n’était pas du tout celle recherchée initialement. Au départ l’équipe marketing de 3M n’a pas vu le potentiel de cette invention. Ce n’est que lorsque l’entreprise a constaté que, par imitation, l’usage du post-it (alors fabriqué de façon artisanale par Spencer Silver) s’était développé qu’elle a décidé de le produire plus largement pour le commercialiser.

Selon vous, ces nouvelles propagations sont-elles une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

La bonne nouvelle, c’est que l’on peut désormais comprendre et suivre plus finement un phénomène qui existe depuis toujours. Mais cela suppose du travail : il faut vraiment unifier les forces de toutes les disciplines pour développer des modèles pertinents. Le principal problème réside dans la disponibilité des données. Elles sont exploitées industriellement et commercialement par quelques firmes toutes puissantes, qui détiennent seules le pouvoir de propagation des signaux. Cela est une vraie problématique car cela va jusqu’à affecter la vie publique.

 

« Les marques sont dépendantes des stratégies et des algorithmes opaques de quelques grandes plateformes toutes puissantes. »

Du point de vue business, les marques sont ainsi dépendantes des stratégies de ces plateformes et de leurs algorithmes opaques. Elles se retrouvent souvent à payer des sommes considérables pour des placements publicitaires programmatiques qui ne donnent que peu de résultats en matière de chiffre d’affaires. D’autant plus que les plateformes ont considérablement réduit les informations communiquées dans leurs rapports analytiques. Alors pourquoi continuer à payer ? C’est éventuellement pertinent du point de vue de l’image de marque auprès des investisseurs.

« Aujourd’hui, on rate le problème de la viralité. C’est sur celui-ci qu’il faut agir ! »

Le vrai problème ne réside pas dans le phénomène de propagation. Il y en aura toujours. C’est l’accélération de la réactivité qui est malsaine, tant pour le débat public que pour les marques. Nous avons trop tendance à nous focaliser sur les messages (fake news…) et la responsabilité des plateformes en matière de traçabilité, alors que c’est l’architecture même de la viralité qu’il faut réguler. Prenons l’exemple du massacre de Christchurch : si des mécanismes de modération de la viralité avaient été en place, la vidéo du drame ne se serait pas propagée si vite et à si grande échelle sur les réseaux. On pourrait imaginer des règles qui restreindraient le nombre de partages d’une vidéo dans les 30 minutes suivant sa mise en ligne par exemple.

Il est urgent de ralentir. Cela ne pourra se faire sans des mesures fortes pour modérer la viralité, car les conséquences de cette accélération peuvent être terribles. C’est vraiment LA priorité, à mon sens.

Dominique Boullier

 

Sociologue et linguiste.

 

Professeur des Universités émérite 19ème section CNU (Sociologie). Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences Po).

 

Chercheur au CEE (Centre d’Études Européennes et de Politique Comparée). Ancien chercheur senior au Digital Humanities Institute à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) (2015-2019). Ancien coordonnateur scientifique du médialab de Sciences Po avec Bruno Latour (2009-2013). Ancien directeur de Lutin User Lab (Cité des Sciences (2004-2008) et de Costech (Université de Technologie de Compiègne (1998-2005).

 

Crédit Céline Bansart

Propagations : un nouveau paradigme pour les sciences sociales

Dominique Boullier – 2023
Éditions Dunod, 29€