Interview

« Si les entreprises ne s’engagent pas, elles n’engageront pas » – Entretien avec Jean Viard

Qu’attendent les collaborateurs de leur entreprise ? Portée notamment par une nouvelle génération de travailleurs, la question de l’engagement professionnel fait bouger l’équilibre des forces communément admis dans les entreprises. Jean Viard, sociologue et directeur de recherche CNRS au CEVIPOF, nous apporte, à l’occasion de la publication de son dernier livre La révolution que l’on attendait est arrivée, son regard sur cette question on ne peut plus actuelle.

En 2021, peut-on considérer que l’entreprise est un lieu d’engagement pour les collaborateurs ?

Oui, et cela s’explique notamment par le contexte actuel. Nous sommes en train de vivre une véritable prise de conscience collective de notre vulnérabilité : d’un sentiment généralisé de progrès, nous avons basculé dans une urgence climatique. Au-delà de toute forme de militantisme politique, c’est un combat collectif qui ne peut se limiter à la sphère privée. Parallèlement à cela, le travail est redevenu une valeur positive. En être privé a permis de redorer son blason. Mais aujourd’hui, les exigences envers les entreprises sont plus fortes qu’auparavant. Ces dernières ont tout intérêt à ce que leurs collaborateurs et public élargi aient le sentiment qu’elles participent au bien-être de ceux qui y travaillent et plus largement à la vie de la société. Il y a un réel désir d’engagement de la part des individus qui s’exprime aussi dans le choix de leur activité professionnelle et de leur(s) employeur(s).

 

Alors que les liens entre les individus sont de plus en plus digitaux, quelle place reste-t-il aux liens physiques, notamment au sein des entreprises ? Comment peuvent-elles engager à distance ?

C’est tout l’enjeu du moment. Depuis une quinzaine d’années, le lien numérique est venu remplacer celui créé par le pétrole depuis la seconde guerre mondiale. Avant, nous prenions notre voiture pour aller rendre visite à un proche. Désormais, même si nous envisageons une rencontre physique, c’est le lien numérique qui permet de l’organiser.
Après cette intrusion massive du télétravail dans le quotidien, les entreprises doivent s’interroger sur le lien physique qu’elles souhaitent préserver. Elles ont compris qu’un salarié qu’elles ne voient pas est souvent plus productif qu’un salarié physiquement dans les locaux. C’est un paramètre nouveau pour la plupart des dirigeants. Il leur faut tenir également compte d’un nouveau modèle de société en plein essor, construit sur le couple « local » – « livraison ». Les individus ont leur vie locale, parfois établie dans un tiers lieu. Avec le télétravail, l’activité professionnelle leur est directement livrée à la maison. Or travailler, c’est aussi discuter, partager un café et des idées de façon informelle. L’innovation naît de ces échanges aléatoires. C’est cela que l’entreprise doit protéger, et c’est la raison pour laquelle elle ne peut être que virtuelle. Sa capacité à engager passe aussi par le modèle hybride qu’elle va être en mesure de proposer à ses collaborateurs.

 

Justement, selon vous, quels gages les entreprises et leurs dirigeants doivent-ils donner pour embarquer les collaborateurs ?

Il n’est plus question de faire de beaux discours sur la RSE lors des Assemblées générales, mais bien de mettre en place des actions concrètes. Les faux semblants vont disparaître et seules les entreprises qui s’engagent réellement vont créer de l’engagement à leurs côtés. Les défis auxquels nous sommes collectivement confrontés – notamment les enjeux climatiques – ne peuvent se résoudre sans un mouvement collectif fort et durable. Les entreprises doivent elles aussi prendre à bras le corps ces problématiques et apporter des preuves de leur investissement. C’est là que la société les attend. D’ailleurs aujourd’hui, lorsque l’on demande aux Français ce qui symbolise le mieux les valeurs républicaines, ils citent l’école, la mairie et l’entreprise. Il n’y a pas de hasard.

 

Dans votre dernier livre « La Révolution que l’on attendait est arrivée », vous dites que la pandémie nous a propulsés dans une ère écologique et numérique. Êtes-vous optimiste quant à l’avenir de nos sociétés ?

Mon rôle de sociologue n’est pas de prédire, mais je suis effectivement raisonnablement optimiste. La pandémie a été une rupture profonde salutaire. Elle a secoué en quelques jours le monde entier. C’est un événement inouï et inédit, qui a accéléré la rupture culturelle dont nous avions besoin pour faire basculer nos sociétés industrielles et post-industrielles dans une nouvelle dimension qui combinera digital et écologie. Les individus ont enfin compris que la problématique du réchauffement climatique était une question de survie. Ils sont fatigués par la période, mais ils ont envie que leur vie ait du sens. Nous avons ici une vraie chance de trouver un nouvel équilibre et de changer les choses. Et il est clair que les entreprises ont un rôle majeur à jouer dans ce nouvel ordre du monde.

Dans son nouveau livre, Jean Viard, sociologue et directeur de recherche CNRS au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po), dresse un portrait lucide et argumenté d’une France post Covid-19.
 

« Et si, grâce à cette pandémie, après un siècle de montée vers la ville, après la société industrielle, après la lutte des classes, on assistait au grand retour des territoires et des lieux, de l’unicité des individus et du sens de la vie ? Et si nous avions basculé dans une nouvelle civilisation, numérique et écologique ? »

« La révolution que l’on attendait est arrivée »
Jean Viard – 2021
Éditions de l’aube